Rock 70s & apocalypse : Black Sabbath, Bowie & co
Ils jouaient fort, ils pensaient loin. Dans les 70s, les riffs sentaient déjà la fin du monde. Bowie, Floyd, Sabbath : trois styles, un même vertige.Pourquoi ce sujet vaut-il le…
Ils jouaient fort, ils pensaient loin. Dans les 70s, les riffs sentaient déjà la fin du monde. Bowie, Floyd, Sabbath : trois styles, un même vertige.
Pourquoi ce sujet vaut-il le détour ? Parce qu’ils ont chanté l’effondrement bien avant Netflix — et avec plus de classe qu’un algorithme en sueur.
Paranoïa post-nuke et guitares lourdes
Le rock des seventies n’a pas seulement inventé des riffs massifs, il a surtout capté l’angoisse existentielle qui planait sur l’époque. Entre guerre froide et burn-out des idéaux soixante-huitards, la musique s’est faite le sismographe d’un effondrement pressenti. Black Sabbath, c’est l’apocalypse en gros ampli. Leurs guitares ne jouent pas des notes, elles déplacent des plaques tectoniques.
Quand on se plonge dans « War Pigs », ce monument sorti en 1970 sur l’album « Paranoid », on comprend que les gars de Birmingham ne jouaient pas la fin du monde juste pour faire peur aux parents. Ils dénonçaient, avec une rage sourde et métallique, les « porcs de guerre » — ces politiciens qui envoyaient mourir la jeunesse au Vietnam tout en restant planqués dans leurs bureaux climatisés. Le morceau, qui s’appelait à l’origine « Walpurgis », balance entre riffs lourds et paroles cinglantes contre la guerre et ses conséquences destructrices. Les jeunes Ozzy, Geezer, Tony et Bill, tous issus de la classe ouvrière de Birmingham, crachaient leur dégoût d’un système qui réduit les uns à la misère et envoie les autres se faire déchiqueter sur des plages lointaines.
Et ce n’est pas un hasard si certains des premiers membres de Van Halen, alors appelé Mammoth, s’essayaient déjà en 1972 à reprendre ce titre emblématique. Eddie Van Halen, alors âgé de seulement 17 ans, son frère Alex et Mark Stone s’attaquaient à ce monument comme une passation de pouvoir dystopique, un testament générationnel: « Vous aussi, les kids, vous devrez affronter ce monde en ruine. » Cette reprise rare, probablement enregistrée au club Gas Company à Pasadena, reste un témoignage fascinant de l’influence précoce de Black Sabbath sur la scène metal américaine naissante.
Floyd, l’aliénation en stéréo
Si Black Sabbath cartographiait l’effondrement avec des riffs telluriques, Pink Floyd l’explorait avec une précision chirurgicale et une production léchée. « Time », quatrième morceau de l’album mythique « The Dark Side of the Moon » (1973), commence par ce son de réveil strident qui nous rappelle que le temps, cette ressource non renouvelable, file à une vitesse folle.
Roger Waters n’avait que 28 ans quand il a écrit ces paroles, mais il avait déjà saisi l’essence même de notre tragédie contemporaine: nous passons à côté de notre vie, attendant un signal qui ne viendra jamais, jusqu’à ce moment de prise de conscience brutal: « Et un jour, vous réalisez que dix ans se sont écoulés derrière vous ». Cette ligne est un coup de massue existentiel, un uppercut phénoménologique qui résonne encore plus fort aujourd’hui, à l’ère de la distraction numérique permanente.
Ce qui fait la force intemporelle de « Time », c’est qu’il ne s’agit pas d’une apocalypse extérieure, mais intérieure. Floyd ne parle pas de bombes qui tombent ou de tyrans qui oppriment, mais d’une destruction plus insidieuse: celle du sens, celle de notre capacité à habiter pleinement notre existence. La chanson traite directement de la notion de mortalité humaine, suggérant que le temps nous rapproche inexorablement de notre propre fin. C’est une dystopie qui se déroule en temps réel, dans chaque vie gaspillée. L’album entier fonctionne comme un manuel de survie en territoire aliéné, un « 1984 » orwellien où le Big Brother n’est autre que nos propres choix, ou notre incapacité à en faire.
Bowie, prophète glam de l’effondrement
Et puis il y avait Bowie. L’extra-terrestre, le caméléon, le voyageur temporel. Avec « Five Years », morceau d’ouverture de son chef-d’œuvre « The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars » (1972), il allait encore plus loin: il nommait la deadline. Cinq ans. C’est le temps qu’il reste à la planète avant l’extinction. Pas besoin d’expliciter la cause: guerre nucléaire, catastrophe écologique, épuisement des ressources? Peu importe. L’important, c’est ce compte à rebours qui structure désormais chaque instant de l’existence.
La force de Bowie, c’est d’avoir compris que face à l’apocalypse, le rock ne pouvait pas se contenter d’être en colère ou déprimé. Il fallait inventer de nouvelles identités, de nouvelles mythologies. Ziggy Stardust, c’est la figure du messie rock à l’ère de l’effondrement. Un sauveur qui sait qu’il ne sauvera rien, mais qui transforme cette impuissance en art flamboyant.
Bowie incarnait la posture post-apocalyptique par excellence: lucide mais pas résignée, tragique mais pas plombante. C’est ce qu’on appellera plus tard la « disco de fin du monde », cette capacité à danser sur les ruines. Et quand il changeait constamment d’identité (Ziggy, Aladdi n Sane, Thin White Duke), il nous montrait la voie: dans un monde qui s’effondre, la survie passe par la métamorphose permanente.
Rock visionnaire, rock terminal
Ce qui est fascinant, c’est que ces artistes ont capté les signes de l’effondrement bien avant que la collapsologie devienne un sujet de conversation pour dîner en ville. Ils ont perçu, dans les marges du capitalisme triomphant des années 70, les craquements qui annonçaient la suite. Ils partageaient avec les auteurs de science-fiction dystopique comme Zamiatine, Orwell ou Bradbury cette capacité à extrapoler les tendances de leur époque.
Black Sabbath voyait la guerre comme l’horizon indépassable d’un système politique corrompu, condamnant l’hypocrisie des dirigeants politiques qui envoyaient de jeunes soldats au combat tout en restant en sécurité à l’arrière. Pink Floyd diagnostiquait l’aliénation comme maladie chronique de la modernité. Comme les prophètes apocalyptiques d’antan, ces groupes lamentaient le statu quo, condamnaient la corruption, l’injustice et la violence d’État, et encourageaient les auditeurs à imaginer la destruction totale de l’ordre présent pour faire place à la réalisation d’idéaux humanistes plus élevés.
Écouter ces albums aujourd’hui, c’est réaliser à quel point ils avaient vu juste. Là où Fahrenheit 451 anticipait une société qui brûle les livres, Black Sabbath annonçait un monde où les guerres continueraient sous des prétextes changeants mais avec la même logique. Là où 1984 décrivait une surveillance généralisée, Pink Floyd pressentait une société où l’on s’auto-surveille, où l’on intériorise les normes jusqu’à l’asphyxie.
Et le plus troublant, c’est que cette musique n’a pas vieilli. Elle sonne comme si elle avait été composée hier, pour parler d’aujourd’hui et de demain. « Storm coming, you’d better hide » (« L’orage arrive, vous feriez mieux de vous cacher »), chantait Ozzy Osbourne dans « Electric Funeral » de Black Sabbath, une mise en garde contre les conséquences catastrophiques de la destruction inconsidérée de la terre et de la négligence du bien commun. Preuve que ces artistes n’ont pas simplement capté l’air du temps, mais ont saisi quelque chose de plus profond: les structures mêmes de notre auto-destruction collective.
The End !
À la fin des années 70, le rock criait déjà ce que le monde refuse encore d’entendre. Comme l’explique le concept même de dystopie, qui signifie étymologiquement « lieu mauvais » et représente l’antithèse de l’utopie, ces musiciens ont créé des paysages sonores qui nous permettaient de ressentir la catastrophe avant qu’elle n’arrive. Et c’est peut-être ça, le vrai pouvoir du rock: non pas prédire l’avenir, mais nous rendre sensibles aux signaux faibles du présent, ceux qui annoncent déjà les effondrements de demain.
Quels autres groupes de rock des années 70 ont exploré des thèmes dystopiques ?
Plusieurs groupes de rock des années 70 ont abordé des thèmes dystopiques, souvent à travers le prisme du rock progressif, psychédélique ou expérimental :
- Yes : Albums comme Close to the Edge ou Relayer plongent dans des univers futuristes et des récits allégoriques sur la société et ses dérives.
- Genesis (ère Peter Gabriel) : Avec des concepts albums comme The Lamb Lies Down on Broadway, le groupe explore l’aliénation, la transformation et la perte d’identité dans des mondes étranges et inquiétants.
- King Crimson : Dès In the Court of the Crimson King (1969) et tout au long des 70s, le groupe décrit des sociétés totalitaires, des guerres apocalyptiques et des effondrements civilisationnels, notamment dans « 21st Century Schizoid Man ».
- Hawkwind : Pionniers du space rock, ils brassent science-fiction, visions post-nucléaires et sociétés déshumanisées, particulièrement sur leurs albums avec Robert Calvert.
- Kraftwerk (krautrock) : Leurs œuvres minimalistes et électroniques comme The Man-Machine dessinent un futur dominé par la technologie et la déshumanisation.
- Can et Tangerine Dream (krautrock) : Ils créent des atmosphères urbaines froides, inquiétantes, où l’homme semble perdu dans un monde mécanique et impersonnel.
D’autres groupes comme Blue Öyster Cult, Rush (avec 2112), ou encore Electric Light Orchestra ont aussi flirté avec des récits de sociétés en crise ou d’effondrement à travers des concepts albums et des textes visionnaires.
Ces artistes ont contribué à faire du rock 70s un laboratoire d’anticipation et de critique sociale, souvent aussi sombre que visionnaire.
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